La Chute de la maison Usher
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À propos de l'histoire: La Chute de la maison Usher est un Fiction réaliste de united-states situé dans le 19e siècle. Ce conte Descriptif explore des thèmes de Perte et convient pour Adultes. Il offre Divertissant aperçus. Une histoire terrifiante de famille, de folie et de surnaturel.
Par un jour d’automne morne, sombre et sans le moindre son, je me trouvai à cheval, seul, traversant une étendue de campagne singulièrement désolée ; et, à la tombée des ombres du soir, je me retrouvai, en fin de compte, face à la mélancolique Maison Usher. J’ignore comment cela se fit — mais, dès le premier regard sur l’édifice, une atmosphère d’une affliction insupportable envahit mon âme. J’emploie le terme « insupportable » car ce sentiment n’était atténué par aucune de ces émotions légèrement plaisantes, presque poétiques, par lesquelles l’esprit accueille habituellement, même, les images naturelles les plus austères du désolé ou de l’effrayant. Je contemplais la scène qui s’offrait à mes yeux — la simple maison et les caractéristiques ordinaires du domaine — les murs arides, les fenêtres vides semblables à des yeux, quelques carex envahissants et quelques troncs d’arbres décrépis, d’un blanc délavé — avec une dépression d’âme absolue que je ne saurais comparer à aucune sensation terrestre, si ce n’est à l’after-dream du fêtard sous l’emprise de l'opium : la désagréable transition vers le quotidien, le horrible voile qui se retire. Un froid glacial, une sensation d’enfoncement, un malaise au cœur se faisaient sentir — une morne et irrémédiable torpeur de l’esprit que nulle prouesse de l’imagination ne pouvait transformer en quelque chose de sublime. Qu’était-ce, me demandai-je — qu’était-ce qui, en contemplant la Maison Usher, me déstabilisait autant ? C’était un mystère absolument insoluble ; je ne pouvais appréhender les fantaisies troubles qui s’empilaient dans mon esprit au fur et à mesure de mes réflexions. Je dus donc conclure, non sans insatisfaction, que si, au-delà de tout doute, certaines combinaisons d’objets naturels fort simples parviennent à nous émouvoir ainsi, l’analyse de ce pouvoir relève pourtant de considérations qui nous dépassent. Il était possible, me dis-je, qu’un simple réarrangement des éléments du décor, des détails de l’image, fût suffisant à modifier — voire à annihiler — sa capacité à susciter une impression mélancolique ; et, mû par cette idée, je guidai mon cheval jusqu’au rebord escarpé d’un étang noir et sinistre qui reposait en une lueur impassible près de la demeure, et je le regardai — mais avec un frisson encore plus saisissant qu’auparavant — sur les images remodelées et inversées de la canneberge cendrée, des souches d’arbres spectrales et des fenêtres vides, semblables à des yeux.

Pourtant, dans ce manoir de désolation, j’avais résolu de m’attarder quelques semaines. Son propriétaire, Roderick Usher, avait été l’un de mes plus chers compagnons d’enfance ; mais de nombreuses années s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre. Une lettre, d’ailleurs, m’était récemment parvenue depuis une contrée lointaine — une lettre de sa part — dont la teneur imprégnée d’une insistance sauvage ne laissait d’autre choix qu’une réponse personnelle. Le manuscrit témoignait d’une agitation nerveuse. L’écrivain évoquait une vive maladie physique, un trouble mental oppressant, et exprimait son ardent désir de me voir, en tant que son meilleur et, en vérité, son unique véritable ami, dans l’espoir qu’un peu de ma bonne compagnie soulageât sa douleur. C’était la manière même dont il relatait tout cela — le cœur apparent qui se dégageait de sa requête — qui ne me laissait aucune latitude pour l’hésitation ; et j’obéis aussitôt, sans délai, à ce qui me semblait être une convocation fort singulière.
Bien que, étant enfants, nous eussions été des compagnons intimes, j’ignorais pour tout compte bien des choses concernant mon ami. Sa réserve avait toujours été excessive et habituelle. Je savais, cependant, que sa très ancienne famille était réputée depuis des temps immémoriaux pour une sensibilité de tempérament particulière, se manifestant à travers les âges dans de nombreuses œuvres artistiques sublimes, et s’exprimant récemment dans des actions répétées de charité généreuse mais discrète, ainsi qu’une dévotion passionnée pour les subtilités, peut-être même plus que pour les beautés orthodoxes et aisément reconnaissables, de la science musicale. J’avais appris, par ailleurs, l’étonnant fait que la lignée des Usher, aussi vénérable soit-elle, n’avait, à aucun moment, produit de branche pérenne ; en d’autres termes, toute la famille s’inscrivait dans une ligne de descendance directe qui, avec très peu de variations éphémères, demeurait inchangée. C’est cette carence, me dis-je, en passant en revue, dans mes réflexions, l’harmonie parfaite entre le caractère des lieux et celui des habitants, et en spéculant sur l’influence possible que l’un aurait pu exercer sur l’autre au fil des siècles — c’est peut-être cette absence d’élargissement collatéral, et la transmission invariable, de père en fils, du patrimoine accompagné du nom, qui avait fini par unir les deux de manière si identitaire qu’ils fusionnèrent le titre originel du domaine dans l’appellation singulière et équivoque de « Maison Usher » — une appellation qui semblait, chez les paysans l’utilisant, englober à la fois la famille et le manoir.
J’ai dit que le seul effet de mon expérience quelque peu puérile — celle d’observer l’étang — avait été d’approfondir cette impression singulière initiale. Il ne fait aucun doute que la conscience de l’accroissement rapide de ma superstition — car pourquoi ne l’appellerais-je ainsi ? — contribua surtout à amplifier cette augmentation. Tel, je sais depuis longtemps, est la loi paradoxale de tous les sentiments qui puise leur fondement dans la terreur. Et ce fut peut-être pour cette raison, et pour rien d’autre, que, lorsque j’eus de nouveau levé les yeux vers la maison proprement dite, après avoir envisagé son reflet dans le bassin, une étrange fantaisie s’empara de mon esprit — une fantaisie si ridicule, en effet, que je me contente de la mentionner pour témoigner de la vive intensité des sensations qui m’oppressaient. J’avais tellement travaillé mon imagination que je croyais réellement qu’autour de toute la demeure et de son domaine planait une atmosphère propre, qui ne partageait rien de l’air céleste, mais qui émanait plutôt des arbres pourris, du mur gris et du bassin silencieux — une vapeur pestilentielle et mystique, terne, languissante, à peine perceptible, et d’une teinte plombée.
Secouant de mon esprit ce qui ne devait être qu’un rêve, j’examina de plus près l’aspect réel de l’édifice. Sa caractéristique principale semblait être son extrême ancienneté. La décoloration des âges y était flagrante. De minuscules champignons recouvraient l’ensemble de la façade, se suspendant en un fin réseau enchevêtré aux avant-toits. Et pourtant rien là-dedans ne portait la marque d’une dilapidation extraordinaire. Aucune partie de la maçonnerie ne s’était effondrée ; et il y avait une étrange incohérence entre l’assemblage parfait de ses parties et l’état de délabrement des pierres individuelles. En cela, nombreux étaient les rappels à la prétendue totalité du vieux bois pourrissant depuis des années dans quelque cave oubliée, sans la moindre perturbation par le souffle de l’air extérieur. Au-delà de cet indice de délabrement étendu, la structure-même révélait peu de signes d’instabilité. Sans doute, l’œil d’un observateur perspicace eût décelé la fissure à peine perceptible qui, s’étendant du toit en avant de l’édifice, se faufilait en zigzag le long du mur, jusqu’à se perdre dans les eaux maussades du bassin.

Observant ces détails, je traversai par une courte chaussée jusqu’à la maison. Un domestique en attente prit mon cheval, et j’entrai dans l’arche gothique du hall. Un valet, d’un pas feutré, me guida alors, dans un silence pesant, à travers de nombreux passages sombres et complexes, en route vers l’atelier de son maître. Bien des éléments croisés en chemin contribuèrent, d’une manière que je ne saurais expliquer, à accentuer les sentiments vagues dont j’avais déjà fait état. Tandis que les objets qui m’entouraient — que ce soient les sculptures des plafonds, les tapisseries moroses des murs, l’ébène des sols, ou encore les trophées héraldiques phantasmagoriques qui tintaient à chacun de mes pas — n’étaient pour moi que des choses auxquelles, ou semblables à celles auxquelles, j’étais habitué depuis mon plus jeune âge — tandis que je ne doutais pas un instant de leur familière aspect — je m’émerveillais de constater combien les chimères évoquées par ces images ordinaires étaient devenues étrangères. Sur l’un des escalier, je rencontrai le médecin de la famille. Son visage, me semblant mêler une impudence basse à une perplexité, me frappa. Il m’adressa un salut empreint de crainte avant de poursuivre son chemin. Le valet ouvrit alors une porte et me conduisit en présence de son maître.
La salle où je me trouvai était très vaste et haute. Les fenêtres étaient longues, étroites et pointues, et placées à telle distance du plancher en chêne noir qu’elles en devenaient totalement inaccessibles depuis l’intérieur. De faibles lueurs rougeâtres parvenaient à travers les vitres ajourées, permettant de distinguer nettement quelques objets saillants de l’enceinte ; néanmoins, l’œil peinait vainement à atteindre les angles reculés de la chambre ou les recoins de la voûte finement décorée. De lourds rideaux obscurs pendaient aux murs. Le mobilier général était abondant, inconfortable, ancien et usé. De nombreux livres et instruments de musique gisaient çà et là, sans toutefois insuffler la moindre vitalité à la scène. Je ressentis que j’inhalais une atmosphère de tristesse. Un air de rigueur, profond et irrémédiable, de lugubre mélancolie enveloppait et imprégnait l’ensemble des lieux.
À mon entrée, Usher se leva d’un canapé sur lequel il s’était étendu en longueur, et me salua d’une chaleur vive qui me semblait, au premier abord, frôler l’excès d’une cordialité feinte — l’effort contraint d’un mondain ennuyé. Un rapide coup d’œil à son visage me convainquit toutefois de sa parfaite sincérité. Nous nous assîmes, et pendant quelques instants, tandis qu’il demeurait silencieux, je le regardai avec un sentiment mêlé de pitié et de crainte. Assurément, jamais auparavant l’homme n’avait changé de manière aussi terrible, en si peu de temps, que Roderick Usher ! Il me fut difficile d’admettre que l’étrange spectre devant mes yeux fût bel et bien le compagnon de ma tendre enfance. Pourtant, le caractère de son visage avait toujours été frappant : une pâleur cadavérique, un œil vaste, liquide et d’une luminosité incomparable, des lèvres plutôt fines et d’un pallide aspect, mais d’une courbe d’une beauté inouïe, un nez aux traits hébraïques délicats, avec une largeur de narines peu commune, un menton finement ciselé qui témoignait, dans son manque de proéminence, d’une absence d’énergie morale, et des cheveux d’une douceur et finesse plus semblables à de la toile d’araignée — autant de détails qui, combinés à une expansion excessive au niveau des tempes, formaient un visage difficile à oublier. Et maintenant, dans l’exagération même des traits prépondérants, et dans l’expression qu’ils véhiculaient, se trouvait tant de changement que je doutais de parler à l’amitié d’antan. La pâleur désormais spectrale de sa peau et la lueur miraculeuse qui restait dans ses yeux, par-dessus tout, me stupéfiaient et m’impressionnaient. Le cheveu soyeux, lui, avait poussé sans soin, et, flottant plutôt que retombant face à son aspect de gossamer sauvage, il m’était impossible, malgré mes efforts, de rattacher son apparence ornementale à une idée de simple humanité.
À la manière de mon ami, je fus aussitôt frappé par une incohérence — une contradiction ; et je découvris rapidement que cela résultait d’une série de luttes maladroites et vaines pour surmonter une appréhension habituelle — une agitation nerveuse excessive. Pour quelque chose de cette nature, j’avais, en effet, été préparé, tant par sa lettre que par le souvenir de certains traits enfantins, sans oublier les déductions tirées de sa conformation physique singulière et de son tempérament. Ses gestes oscillaient entre vivacité et morosité. Sa voix passait rapidement d’une hésitation tremblotante (lorsque les esprits animaux semblaient totalement en suspens) à une espèce de concision énergique — cette énonciation abrupte, pesante, délibérée et creuse — ce timbre guttural plombé, parfaitement modéré, que l’on peut parfois remarquer chez l’ivrogne perdu ou chez l’incurablement opiacé lors des moments de la plus vive exaltation.
C’est ainsi qu’il parla de l’objet de ma visite, de son ardent désir de me voir, et du réconfort qu’il espérait de ma part. Il entra, après une longue explication, dans ce qu’il concevait être la nature de sa maladie. Il disait s’agir d’un mal constitutionnel et héréditaire, pour lequel il désespérait de trouver un remède — un simple trouble nerveux, ajouta-t-il aussitôt, qui ne tarderait sans doute pas à disparaître. Ce mal s’exprimait par une multitude de sensations anormales. Certaines, telles qu’il les détailla, m’intriguaient et m’embrouillaient ; bien que, peut-être, le choix des termes et la manière générale de leur narration reposassent sur des arguments probants. Il souffrait cruellement d’une hypersensibilité morbidement aiguë ; l’aliment le plus insipide était supportable uniquement ; il ne pouvait porter que des vêtements d’une certaine texture ; les odeurs de toutes les fleurs étaient oppressantes ; ses yeux étaient torturés par la moindre lueur ; et seuls certains sons, notamment ceux d’instruments à cordes, ne lui inspiraient pas l’horreur.
À une espèce anormale de terreur, je le trouvai esclavage total. « Je vais périr, » me dit-il, « je dois périr dans cette folie lamentable. Ainsi, ainsi, et pas autrement, serai-je perdu. Je redoute les événements futurs, non pas en eux-mêmes, mais pour leurs conséquences. Un frisson me parcourt à l’idée du moindre incident, même le plus trivial, qui pourrait exacerber cet agacement insupportable de l’âme. Je n’ai, en vérité, aucune répulsion pour le danger, si ce n’est dans son effet absolu — la terreur. Dans cet état déconcerté — dans cette condition pitoyable — je sens que viendra, tôt ou tard, le moment où je devrai abandonner vie et raison ensemble, dans une lutte contre le sinistre fantôme qu’est la PEUR. »
J’appris, par intervalles et à travers des indices fragmentaires et équivoques, une autre particularité singulière de son état mental. Il se sentait enchaîné par certaines impressions superstitieuses à l’égard de la demeure qu’il habitait et dont, depuis de nombreuses années, il n’était jamais sorti — quant à une influence dont la force supposée se décrivait en termes trop énigmatiques pour être répétés ici — une influence que, selon lui, certaines particularités dans la forme et la substance même de son manoir avaient, par une longue tolérance, exercée sur son esprit — un effet que la physionomie des murs gris et des tourelles, et du sombre bassin sur lequel ils se penchaient tous, avait finalement produit sur le moral de son existence.
Il admit néanmoins, quoique avec hésitation, qu’une grande partie de cette lugubre spécificité dont il souffrait pouvait être attribuée à une cause plus naturelle et bien plus tangible — la maladie sévère et de longue durée — voire la dissolution imminente — d’une sœur chérie depuis toujours, sa seule compagne durant de longues années — sa dernière et unique parente sur terre. « Son décès, » dit-il avec une amertume que je n’oublierai jamais, « ferait de moi (pauvre et déchu) le dernier représentant de l’antique race des Ushers. » Pendant qu’il parlait, la dame Madeline (ainsi se faisait-elle appeler) traversa lentement une partie reculée de l’appartement et, sans prêter attention à ma présence, disparut. Je la regardai, stupéfait, mêlant étonnement et terreur — et pourtant, je ne parvenais pas à expliquer de telles sensations. Un engourdissement m’envahit, tandis que mes yeux suivaient ses pas qui s’éloignaient. Lorsqu’enfin une porte se referma sur elle, mon regard chercha, instinctivement et avidement, celui de son frère — mais celui-ci avait enfoui son visage dans ses mains, et je ne pouvais qu’apercevoir qu’une pâleur bien plus marquée qu’ordinaire recouvrait les doigts émaciés d’où coulaient de nombreuses larmes passionnées.
La maladie de la dame Madeline avait depuis longtemps déjoué le savoir-faire de ses médecins. Une apathie établie, une fonte progressive de son être, et des accès fréquents quoique passagers d’un caractère partiellement cataleptique constituaient le diagnostic inhabituel. Jusqu’alors, elle avait vaillamment résisté aux assauts de sa maladie et n’avait pas complètement cédé à la pénombre du lit ; mais, à l’approche du soir de mon arrivée à la maison, elle succomba (selon les récits remplis d’une incommunicable agitation que me confia son frère durant la nuit) à la force prostrante du destructeur ; et j’appris ainsi que le bref aperçu que j’avais eu d’elle serait vraisemblablement le dernier — qu’en tout cas, aussi longtemps qu’elle vivrait, je ne la verrais plus.
Pendant plusieurs jours qui suivirent, son nom ne fut mentionné ni par Usher ni par moi-même ; et durant cette période, je m’efforçai sincèrement d’alléger la mélancolie de mon ami. Nous peignions ensemble et lisions côte à côte ; ou j’écoutais, comme dans un rêve, les improvisations sauvages d’une guitare à laquelle il accompagnait sa parole. Et ainsi, à mesure qu’une intimité toujours plus grande m’était accordée dans les replis de son esprit, plus amèrement je percevais l’inutilité de toute tentative pour égayer un esprit où la noirceur, comme s’il s’agissait d’une qualité intrinsèque, se diffusait sur tous les objets de l’univers moral et physique, dans une radiation incessante de lugubre morosité.

Je garderai à jamais en moi le souvenir des nombreuses heures solennelles passées seul avec le maître de la Maison Usher. Pourtant, je faillirais à toute tentative de retranscrire par écrit la nature exacte des études ou des occupations dans lesquelles il m’entraînait. Une idéation agitée et profondément déséquilibrée jetait sur tout un éclat sulfurique. Ses longues lamentations improvisées résonneront éternellement à mes oreilles. Parmi tant d’autres choses, il me reste douloureusement en mémoire une certaine perversion singulière et une amplification de l’air sauvage du dernier valse de Von Weber. Des tableaux sur lesquels son fantasme élaboré méditait, et qui se transformaient, touche après touche, en abstractions vagues, m’ont glacé le sang d’un frisson plus saisissant encore, parce que je frissonnais sans en connaître la raison ; — de ces tableaux (aussi vifs que leurs images se trouvent désormais devant moi) j’éprouverais vainement le désir d’extraire plus qu’une infime portion de ce qui pourrait être rendu par de simples mots écrits. Par leur simplicité absolue, par la nudité de leurs desseins, il capturait et subjuguait l’attention. Si jamais un mortel avait su peindre une idée, ce mortel fut Roderick Usher. Quant à moi — du moins dans les circonstances alors qui m’entouraient — je ressentis, à l’évocation des abstractions pures que le mélancolique opérait sur sa toile, une intensité d’effroi insupportable, sans ombre de la moindre sensation que j’ai pu éprouver face aux rêveries certes étincelantes mais trop concrètes de Fuseli.
L’une des conceptions phantasmagoriques de mon ami, ne se confondant pas tout à fait avec l’esprit de l’abstraction, peut être évoquée, quoique maladroitement, en quelques mots. Un petit tableau représentait l’intérieur d’un long et rectangulaire caveau ou tunnel, aux murs bas, lisses, blancs, sans interruption ni ornement. Quelques points accessoires du décor communiquaient bien l’idée que cette excavation se situait à une profondeur extraordinaire sous la surface de la terre. Aucune sortie n’était visible dans l’étendue vaste de ce lieu, et nulle torche ni autre source artificielle de lumière ne se distinguait ; néanmoins, un flot d’intenses rayons inondait l’ensemble, le baignant d’un éclat lugubre et inapproprié.
Je viens de parler de cette condition morbide du nerf auditif qui rendait toute musique insupportable pour le sujet, à l’exception de certains effets produits par des instruments à cordes. Peut-être bien que les limites étroites qu’il s’imposait sur l’usage de la guitare donnaient en grande partie au caractère fantastique de ses interprétations. Mais la vivacité fervente de ses improvisations ne pouvait être ainsi expliquée. Elles étaient le résultat, tant dans les notes que dans les mots de ses rhapsodies sauvages (car il s’accompagnait non sans fréquentes improvisations verbales rimées), de cette intense concentration mentale et de cet état de recueillement que j’avais déjà évoqué, observable seulement lors de moments particuliers d’exaltation artificielle extrême. Les paroles de l’une de ces rhapsodies me sont restées en mémoire. Peut-être m’impressionnèrent-elles d’autant plus fortement qu’il les livrait, car, dans le courant sous-jacent, presque mystique, de leur signification, il me sembla percevoir, pour la première fois, une pleine conscience de la part d’Usher, celle de voir sa raison vaciller sur son trône. Les vers, intitulés « Le Palais Hanté », ressemblaient presque, sinon exactement, à ceux-ci :
I.
Dans la vallée la plus verdoyante,
Habitée par de bons anges,
Se dressait jadis un palais beau et grand —
Un palais lumineux, érigé avec fierté.
Dans le domaine de la pensée souveraine —
Il trônait là !
Jamais un séraphin ne déploya d’aile
Sur une tapisserie à moitié pareille.
II.
Des bannières jaunes, glorieuses, dorées,
Flottaient sur son toit en ondoyant,
(Tout ceci — tout ceci — appartenait jadis
À un temps révolu)
Et toute brise légère qui flânait,
En ce jour si doux,
Emportait le parfum ailé et pâle
Des remparts que l’on embellissait.
III.
Des errants dans cette vallée heureuse,
À travers deux fenêtres lumineuses, aperçurent
Des esprits se mouvant en douce musique
Au rythme d’une luth bien accordé,
Autour d’un trône où, assis
(Porphyrogène !)
Digne de toute sa splendeur,
Le souverain du royaume apparut.
IV.
Et tout, de perles et de rubis luisant,
Était la porte du beau palais,
Par où s’écoulait sans fin, miroitant,
Un cortège d’Échos fidèles,
Dont la noble mission
N’était que de chanter,
D’une voix d’une beauté inégalée,
L’esprit et la sagesse de leur roi.
V.
Mais des choses funestes, vêtues de deuil,
Attaquèrent les hauts biens du monarque.
(Ah, pleurons ! — car jamais l’aube
Ne se lèvera sur un lieu désert !)
Et autour de sa demeure, la gloire
Qui s’épanouissait et rougissait
N’est qu’un récit à peine évoqué
D’un temps ancien désormais enseveli.
VI.
Et les voyageurs, traversant désormais cette vallée,
À travers les fenêtres aux teintes écarlates, voient
D’immenses formes se mouvant de façon fantastique
Au gré d’une mélodie discordante,
Tandis que, tel un torrent de linceul spectrale,
À travers la pâle porte,
Une horde hideuse se précipite sans fin
Et rit — mais ne sourit plus.
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Je me souviens bien que les suggestions issues de cette ballade nous engagèrent dans une série de réflexions où se manifesta, de la part d’Usher, une opinion que je mentionne non tant pour sa nouveauté (d’autres l’ont pensée également), que pour la persistance avec laquelle il la défendait. Cette opinion — en substance — était celle de la sensibilité inhérente à toutes les choses végétales. Mais, dans son fantasme désordonné, l’idée avait pris un caractère plus audacieux et empiétait, en certaines conditions, sur le royaume du chaos. Il me manque les mots pour exprimer l’étendue complète, ou l’abandon passionné, de sa conviction. Cette croyance était toutefois liée (comme je l’avais déjà laissé entendre) aux pierres grises de la demeure de ses ancêtres. Selon lui, les conditions de cette sensibilité s’étaient réunies dans la manière dont ces pierres étaient disposées — dans l’ordre de leur agencement, ainsi que dans celui des nombreux champignons qui les recouvraient, et des arbres décrépis qui les entouraient — surtout dans la longue endurance ininterrompue de cet agencement, et dans sa reproduction fidèle dans les eaux immobiles du bassin. La preuve de cette sensibilité, disait-il, se manifestait (et c’est à ce moment que je prêtai l’oreille à ses propos) par la condensation graduelle, mais certaine, d’une atmosphère propre autour des eaux et des murs. Le résultat était visible, ajouta-t-il, dans cette influence silencieuse, mais pourtant insistante et terrifiante, qui, pendant des siècles, avait façonné le destin de sa famille et qui faisait de lui ce que je voyais alors — ce qu’il était. De telles opinions ne nécessitent aucun commentaire, et je m’abstiendrai de tout jugement.
Nos livres — ces ouvrages qui, pendant des années, avaient constitué une part non négligeable de l’existence mentale du malheureux — étaient, comme on pouvait s’y attendre, en parfaite adéquation avec cet univers phantasmatique. Nous plongions ensemble dans des œuvres telles que le Ververt et la Chartreuse de Gresset ; le Belphégor de Machiavel ; le Ciel et l’Enfer de Swedenborg ; le Voyage Souterrain de Nicolas Klimm, par Holberg ; la Chiromancie de Robert Flud, de Jean d’Indagine et de De la Chambre ; le Voyage dans la Distance Bleue, par Tieck ; et la Cité du Soleil, par Campanella. Un volume favori était un petit octo de l’Directorium Inquisitorium, de l’ardent Dominicain Eymeric de Gironne ; et il existait des passages dans Pomponius Mela, sur les anciens satyres africains et les Oegipans, sur lesquels Usher s’attardait, les yeux dans le vague, pendant des heures. Son plaisir suprême résidait toutefois dans la lecture d’un livre extrêmement rare et curieux en format quarto gothique — le manuel d’une église oubliée — le Vigiliae Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae Maguntinae.
Je ne pouvais m’empêcher de penser aux rituels effrénés que recélait cet ouvrage, et à sa probable influence sur le mélancolique, lorsque, un soir, m’annonçant abruptement que la dame Madeline n’était plus, il déclara son intention de conserver son cadavre pendant une quinzaine de jours (en attendant son inhumation définitive), dans l’un des nombreux caveaux au sein des murs principaux de l’édifice. La raison mondaine évoquée pour cette démarche singulière était certes une justification à laquelle je ne me sentais point en droit de m’opposer. Le frère s’était laissé conduire à cette résolution (selon ses dires) par la singularité de la maladie de la disparue, par certaines investigations importunes et insistantes de ses médecins, et par la position reculée et exposée du cimetière familial. Je ne puis nier que, lorsque je repensai au visage sinistre de la personne rencontrée dans l’escalier le jour de mon arrivée, je n’éprouvai aucun désir de m’opposer à ce que je considérais comme, au mieux, une précaution inoffensive et certes naturelle.
À la demande d’Usher, je l’aidai personnellement à organiser la mise en sépulture provisoire. Une fois le corps enfermé dans le cercueil, nous l’emportâmes seuls à son repos définitif. Le caveau dans lequel nous le déposâmes (caveau qui, étant resté clos depuis si longtemps que nos lampes, à moitié étouffées par l’atmosphère oppressante, ne nous permirent guère d’investigation) était petit, humide, et entièrement privé de toute ouverture à la lumière, situé, à grande profondeur, juste sous la partie de l’édifice abritant mon propre logement. Il avait été utilisé, apparemment, au temps lointain des seigneuries, aux fins les plus redoutables d’un donjon, et, plus tard, en tant que lieu de stockage de poudre ou de toute autre substance hautement combustible, puisque le sol, ainsi que l’entière voûte de la longue arche par laquelle nous l’atteignions, étaient soigneusement recouverts de cuivre. La porte, en fer massif, avait également bénéficié d’une protection similaire. Son immense poids produisait un grincement strident et aigu à chacun de ses mouvements sur ses gonds.
Après avoir déposé notre fardeau funèbre sur de modestes tréteaux dans cette zone d’horreur, nous détachâmes en partie le couvercle non encore entièrement vissé du cercueil et nous examinâmes le visage de la défunte. Une similitude frappante entre le frère et la sœur attira aussitôt mon attention ; et Usher, semblant deviner mes pensées, murmura quelques paroles à partir desquelles j’appris que la disparue et lui-même avaient été des jumeaux, et qu’un lien de sympathie, d’une nature à peine intelligible, les unissait toujours. Toutefois, nos regards ne s’attardèrent guère sur la morte — car nous ne pouvions la regarder sans éprouver un sentiment de révérence. La maladie qui avait ainsi emmuré la dame dans la force de sa jeunesse avait laissé, comme c’est le cas dans tous les maux strictement cataleptiques, la trace d’un léger rougissement sur sa poitrine et son visage, ainsi qu’un sourire suspicieux et persistant sur ses lèvres, un sourire d’une terrifiante solennité en présence de la mort. Nous remettions et vissions le couvercle, et, ayant sécurisé la porte de fer, nous nous dirigeâmes, péniblement, vers les appartements tout aussi lugubres du niveau supérieur de la maison.
Quelques jours de vengeance amère s’écoulèrent, et un changement notable s’opéra dans les traits de l’horreur mentale de mon ami. Sa manière habituelle avait disparu. Ses occupations d’ordinaire étaient négligées, voire oubliées. Il errait de pièce en pièce, d’un pas précipité, inégal et sans but apparent. La pâleur de son visage avait pris, si possible, une teinte encore plus spectrale — mais la lueur de ses yeux s’était complètement éteinte. La voix rauque occasionnelle qu’on lui prêtait n’était plus qu’un lointain souvenir ; et un tremblement, comme s’il était submergé par une peur extrême, caractérisait désormais son élocution. Parfois, je pensais même que son esprit, constamment agité, peinait à dissimuler un secret oppressant, dont il se débattait pour rassembler le courage suffisant afin de le révéler. À d’autres moments, je me résignais à considérer tout cela comme de vagues manifestations de la folie, car je le voyais fixant le vide pendant de longues heures, dans une attitude empreinte de la plus profonde concentration, comme s’il écoutait un son imaginaire. Il n’était guère étonnant que son état me terrorisât — qu’il m’infectât. Je sentais peu à peu s’insinuer en moi, par degrés lents mais sûrs, l’influence sauvage de ses croyances fantastiques et impressionnantes.
C’est tout particulièrement, lors de mon coucher tardif, le septième ou huitième soir après l’enterrement provisoire de madame Madeline dans le donjon, que je fus saisi de la pleine puissance de ces sensations. Le sommeil se refusait à mon lit — alors que les heures s’égrenaient inlassablement. Je m’efforçais d’expliquer à mon esprit l’agitation nerveuse qui me dominait. Je cherchais à croire que l’essentiel, voire la totalité, de mes sensations résultaient de l’effet déstabilisant des meubles sombres de la chambre — des lourds rideaux usés qui, agitée par le souffle d’une tempête montante, oscillaient de manière irrégulière aux murs, bruissant péniblement parmi les ornements du lit. Mais tous mes efforts furent vains. Un frisson irrésistible s’empara progressivement de toute ma personne ; et, à coup sûr, s’installait sur mon cœur un pressentiment de panique dénué de toute cause évidente. Me secouant vigoureusement, haletant et luttant, je me redressai sur mes oreillers et, scrutant avec insistance l’obscurité oppressante de la chambre, je prêtais l’oreille — je ne sais pourquoi, si ce n’est qu’un instinct mystérieux me le commandait — à certains bruits sourds et indéfinis qui se faisaient entendre, par intermittence, durant les accalmies de la tempête, venus de quelque lieu inconnu. Submergé par un sentiment d’horreur intense, inexplicable mais insupportable, j’enfilai prestement mes vêtements (car je pressentais que le sommeil ne viendrait plus durant la nuit), et m’efforçai de sortir de cet état pitoyable en arpentant à vive allure l’appartement.
À peine avais-je fait quelques tours ainsi, qu’un pas léger sur un escalier adjacent attira mon attention. Je reconnus aussitôt qu’il s’agissait de celui d’Usher. Instantanément après, il frappa doucement à ma porte et entra, portant une lampe. Son visage était, comme d’ordinaire, d’une pâleur cadavérique — mais, de surcroît, une sorte d’hilarité démente scintillait dans ses yeux — une hystérie apparemment contenue se lisait sur tout son être. Sa présence me terrifiait — et pourtant, tout me paraissait préférable à la solitude que je venais de supporter, et j’accueillis sa venue comme un salut.
« Et vous ne l’avez pas vu ? » dit-il brusquement, après quelques instants passés en silence, à observer les lieux. « Vous ne l’avez donc pas vu ? — Mais attendez ! Vous verrez. » Sur ces mots, et après avoir soigneusement tamisé sa lampe, il se précipita vers l’une des fenêtres, et l’ouvrit grand à la rencontre de la tempête.
L’impétueuse furie du coup de vent entrant faillit nous déloger de nos appuis. C’était, en effet, une nuit aussi tempétueuse que résolument splendide, d’un effroi et d’une beauté sauvages et singuliers. Un ouragan semblait avoir concentré sa force autour de nous ; en effet, les rafales changeaient de direction avec violence à répétition, et l’épaisseur extrême des nuages — qui étaient si bas qu’ils foulaient les tourelles de la maison — ne nous empêchait pas d’observer la vélocité presque vivante avec laquelle ils se heurtaient entre eux, sans jamais se dissiper au loin. Je dis même que leur épaisseur ne nous empêchait pas de percevoir ce phénomène — pourtant, nous n’avions ni aperçu la lune ni les étoiles — et il n’y eut point d’éclairs fulgurants. Mais les face inférieures des immenses masses de vapeur agitée, ainsi que tous les objets terrestres se trouvant à proximité immédiate, brillaient d’une lumière surnaturelle émise par une exhalaison gazeuse, faiblement lumineuse et nettement visible, qui enveloppait le manoir.
« Vous ne devez pas — vous ne regarderez pas cela ! » dis-je, frissonnant, à Usher, en le conduisant, d’un geste doux mais ferme, loin de la fenêtre vers un fauteuil. « Ces phénomènes, qui vous déconcertent, ne sont que des manifestations électriques, pas rares — ou peut-être sont-ils issus du miasme nauséabond du bassin. Fermons cette fenêtre ; l’air est glacial et dangereux pour votre santé. Voilà l’un de vos romans favoris. Je vais le lire et vous écouterez — ainsi, nous passerons ensemble cette nuit terrible. »
Le volume ancien que j’avais saisi était le Mad Trist de Sir Launcelot Canning ; mais je l’avais nommé, en plaisantant tristement, un de ses favoris, car il n’y avait en réalité que peu d’éléments dans l’indélicatesse et l’imagination peu foisonnante de ce récit qui intéresseraient l’idéalisme élevé et spirituel de mon ami. Toutefois, c’était le seul livre immédiatement disponible, et j’entretenais l’espoir vague que l’excitation qui agitait alors l’hypocondriaque trouverait un apaisement (car l’histoire des troubles mentaux regorge de telles anomalies) même dans l’extrême folie du récit que j’allais lire. Si j’avais pu vraiment juger, à la vue de l’air surexcité, presque tendu d’une immense vivacité dont il semblait jouir, ou du moins prête l’oreille, aux mots du conte, je me serais félicité intérieurement du succès de mon dessein.
J’étais arrivé à cette partie bien connue de l’histoire où Ethelred, le héros du Trist, après avoir vainement cherché à pénétrer en paix dans la demeure de l’ermite, finit par faire irruption par la force. Ici, il faut se souvenir que le récit se lit ainsi :
« Et Ethelred, qui était par nature d’un cœur vaillant, et qui, en raison de l’intensité du vin qu’il avait bu, était désormais bien vigoureux, ne tarda pas à entamer le dialogue avec l’ermite, qui, en vérité, était d’un caractère obstiné et malicieux, mais, sentant la pluie sur ses épaules et redoutant l’orage qui se levait, leva prestement sa masse d’armes et, par coups successifs, fit dégager, dans le bois grinçant de la porte, un passage assez large pour y glisser sa main gantée ; et, tirant vigoureusement, il fendit, déchira, et déchiqueta tout, de sorte que le bruit du bois sec et creux se propagea en échos à travers toute la forêt. »
À la fin de cette phrase, je fis une pause, car il me parut (même si je conclus aussitôt que mon imagination surexcitée m’avait trompé) qu’au loin, depuis une partie très reculée du manoir, parvenait à mes oreilles ce qui aurait pu, par sa ressemblance exacte, être l’écho — quoique étouffé et sourd, assurément — du bruit même du fendillement et du déchirement décrit par Sir Launcelot. Il n’y avait, sans conteste, que la coïncidence qui avait attiré mon attention ; car, au milieu du cliquetis des châssis et des bruits communs à l’orage grandissant, ce son, en lui-même, ne possédait rien de plus captivant ou d’inquiétant. Je repris alors le récit :
« Mais le vaillant champion Ethelred, après être entré par la porte, fut fort irrité et stupéfait de ne trouver aucune trace de l’ermite malveillant ; à sa place, un dragon à l’allure écailleuse et prodigieuse, doté d’une langue de feu, se tenait en garde devant un palais d’or, avec un sol d’argent ; et sur le mur, trônait un bouclier d’un laiton étincelant, sur lequel était inscrit ce message :
Celui qui entre ici devient vainqueur ;
Celui qui terrasse le dragon, le bouclier remportera.
Et Ethelred leva sa masse, frappa la tête du dragon, qui s’abattit devant lui et expira avec un souffle pestilentiel, accompagné d’un cri si horrible, si strident, et si perçant qu’Ethelred dut boucher ses oreilles de ses mains contre ce vacarme effrayant, dont rien de semblable n’avait jamais été entendu. »
À cet instant, je m’arrêtai brusquement, saisi d’un sentiment d’étonnement sauvage, car il ne faisait aucun doute que, dans ce moment précis, j’avais bel et bien entendu (bien que la provenance exacte m’échappât) un son bas, apparemment lointain, mais cruel, prolongé et tout à fait insolite — le pendant exact du cri inhumain que mon imagination avait déjà évoqué pour le rugissement du dragon tel que décrit par le romancier.
Accablé, comme je l’étais assurément, par cette seconde coïncidence extraordinairement troublante, et confus par une myriade de sensations contradictoires où la stupéfaction mêlée d’une terreur extrême régnait en maître, je gardai néanmoins suffisamment de présence d’esprit pour ne pas, par une observation malencontreuse, exciter l’extrême sensibilité nerveuse de mon compagnon. Je n’étais nullement certain qu’il ait remarqué ces bruits ; toutefois, il était évident qu’un changement étrange s’était manifesté dans son attitude au cours des dernières minutes. Face à moi, il avait lentement tourné son fauteuil pour poser son visage sur la porte de la chambre ; et ainsi, je ne pouvais apercevoir que partiellement ses traits, bien que je notasse que ses lèvres tremblaient comme s’il murmurait à voix basse. Sa tête s’était inclinée sur sa poitrine — mais je savais qu’il n’était pas endormi, puisque son œil, grand ouvert et rigide, se dévoilait en profil. Quant au mouvement tout entier de son corps, il trahissait une agitation en contradiction avec l’idée du sommeil — car il se balançait doucement, de manière constante et régulière. Observant tout cela, je repris le récit de Sir Launcelot, qui continua ainsi :
« Et maintenant, le champion, s’étant soustrait à la terrible fureur du dragon, se souvenant du bouclier de bronze, et du délitement de l’enchantement qui l’enveloppait, écartait vaillamment les débris sur son passage, et s’avançait hardiment, foulant le pavé d’argent du château, vers l’endroit où le bouclier reposait sur le mur ; lequel non pas attendant son arrivée complète, mais se précipitait à ses pieds sur le sol d’argent, avec un grand et terrible tintement. »
À peine eus-je prononcé ces quelques mots, que — comme si un bouclier en laiton était tombé à cet instant sur un sol d’argent — je perçus distinctement une résonance métallique, creuse et rauque, bien que semblant atténuée. Complètement déconcerté, je bondis sur mes pieds ; mais Usher, d’un mouvement mesuré, se laissa aller à un balancement imperméable à l’agitation. Je me précipitai alors vers la chaise sur laquelle il était assis. Ses yeux étaient rivés droit devant lui, et tout son visage affichait une rigidité de pierre. Mais, dès que je posai ma main sur son épaule, un frisson puissant parcourut tout son être ; un sourire maladif secoua ses lèvres ; et je vis qu’il parlait d’un murmure bas, précipité et inintelligible, comme s’il était inconscient de ma présence. Me penchant vers lui, je discernai enfin, avec horreur, le sens funeste de ses paroles.
« Vous n’entendez pas ? — Oui, j’entends, et j’ai entendu ! Longtemps — longuement — durant de nombreuses minutes, de nombreuses heures, de nombreux jours, je l’ai entendu — et pourtant je n’ai osé parler ! Nous l’avons fait vivre dans le tombeau ! N’avais-je pas dit que mes sens étaient aiguisés ? Je vous assure que j’ai entendu ses premiers faibles mouvements dans ce cercueil creux. Je les ai entendus — il y a de cela bien des jours — et pourtant je n’ai osé, je n’ai osé parler ! Et maintenant, ce soir — Ethelred — ha ! ha ! — la porte de l’ermite qui se brise, le cri de mort du dragon, et le tintement du bouclier ! — ou plutôt, le déchirement de son cercueil, le grincement des gonds en fer de sa prison, et ses luttes à l’intérieur de l’arche cuivreuse du caveau ! Oh, où fuirai-je ? Ne sera-t-elle point bientôt là ? Ne se hâtait-elle pas de me blâmer pour ma précipitation ? N’entends-je pas ses pas dans l’escalier ? Ne distingue-je pas ce lourd et horrible battement de cœur ? Fou ! » — à ces mots, il se leva furieusement et poussa un cri, comme s’il abandonnait son âme dans l’effort — « Fou ! Je vous le dis, elle se tient là, dehors, ! »
Comme si, dans l’énergie surhumaine de cette proclamation, résidait la puissance d’un enchantement, les immenses panneaux anciens vers lesquels il pointait reculèrent lentement, dévoilant sur l’instant mascures et mâchoires d’ébène. C’était l’œuvre du bourrasque impétueuse — mais aussitôt, sans que les portes fussent présentes, se dressa, haute et enveloppée de ténèbres, la silhouette de la dame Madeline d’Usher. Des taches de sang parsemaient ses robes blanches, et partout se lisait la marque d’un combat acharné sur son corps amaigri. Un instant, elle demeura, tremblante et vacillante sur le seuil — puis, dans un gémissement plaintif, s’écroula lourdement sur son frère, et, dans ses convulsions mortelles et finales, le précipita, ainsi que lui-même, au sol en victimisant les terreurs qu’il avait pressenties.
Fuyant de cette chambre et de ce manoir, je partis, horrifié. La tempête faisait encore rage dans toute sa fureur lorsque je me retrouvai à traverser l’ancienne chaussée. Soudain, une lumière fébrile jaillit le long du chemin, et je me retournai pour découvrir d’où provenait cette lueur si singulière ; car la vaste maison et ses ombres se trouvaient seules derrière moi. Cette radiance était celle d’une pleine lune rouge sang, se levait intensément à travers cette fissure à peine discernable que j’avais évoquée auparavant, s’étendant du toit de l’édifice en un chemin en zigzag jusqu’à sa base. Tandis que je la regardais, cette fissure s’élargissait rapidement — un souffle violent du tourbillon se fit sentir — l’orbite entière du satellite éclata soudain sous mes yeux — mon esprit vacilla en voyant les murs immenses se disloquer — un tumulte prolongé, semblable au fracas d’un millier d’eaux, résonna, et le sombre bassin à mes pieds se referma, lugubre et silencieux, sur les débris de la « Maison Usher ».