La Légende de la chambre hantée
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À propos de l'histoire: La Légende de la chambre hantée est un Légende de united-states situé dans le 18e siècle. Ce conte Descriptif explore des thèmes de Le bien contre le mal et convient pour Tous âges. Il offre Culturel aperçus. Une histoire d'amour, de rivalité et de légendes mystérieuses à Sleepy Hollow.
La Légende de Sleepy Hollow
Au creux de l’une de ces vastes anses qui entaillent la rive orientale de la rivière Hudson, à quelque distance de la prospère cité de New York, se trouve un petit bourg-marché ou port rural connu sous le nom de Tarry Town. Non loin de ce village, à environ deux milles peut‑être, s’étend une petite vallée, ou plutôt un creux de terre parmi de hautes collines, qui est l’un des lieux les plus paisibles du monde entier. Un mince ruisseau y glisse, murmurant assez pour bercer d’un doux sommeil ; et le sifflement occasionnel d’une caille ou le picorage d’un pic‑vert sont presque les seuls bruits venus rompre l’uniforme tranquillité.
En raison du calme léthargique du lieu et du caractère particulier de ses habitants, descendants des colons hollandais d’origine, ce vallon retiré porte depuis longtemps le nom de Sleepy Hollow (Ravine Somnolente). Une influence assoupissante et onirique semble peser sur la contrée, envahir littéralement l’atmosphère. Certains disent que l’endroit fut ensorcelé par un docteur allemand dans les premiers jours de la colonisation ; d’autres prétendent qu’un vieux chef indien, voyant ou sorcier de sa tribu, tenait là ses powwows avant que le pays fût découvert par le capitaine Hendrick Hudson. Ce qui est certain, c’est que la région reste sous l’emprise d’un pouvoir envoûtant qui tient les esprits des braves gens sous son charme, les plongeant dans un rêve continuel. Ils nourrissent toutes sortes de croyances merveilleuses ; sont sujets à des transes et des visions ; voient souvent des apparitions, entendent de la musique et des voix dans l’air. Tout le voisinage foisonne de récits locaux, de lieux hantés et de superstitions crépusculaires ; étoiles filantes et météores zèbrent plus fréquemment le ciel au‑dessus de la vallée que partout ailleurs ; et la mégère d’un noir cauchemar semble en avoir fait son terrain de jeu favori avec toute sa cohorte infernale.
Pourtant, l’esprit dominant, qui hante cette contrée enchanteresse et paraît commander tous les pouvoirs de l’air, est l’apparition d’un cavalier sans tête. Certains disent qu’il s’agit du spectre d’un hussard hessois, dont la tête fut emportée par un boulet lors d’une bataille anonyme pendant la guerre d’Indépendance, et que les paysans aperçoivent de temps à autre, filant dans l’obscurité, comme porté par les ailes du vent. Ses apparitions ne se borneraient pas à la vallée de Sleepy Hollow ; il hante parfois les routes voisines, en particulier autour d’une église toute proche. Certains historiens locaux, scrupuleux dans la collecte de faits relatifs à ce spectre, prétendent que le corps du hussard fut enterré dans le cimetière de l’église, et que son esprit chevauche de nuit pour retrouver sa tête ; d’où sa course impétueuse à travers la vallée, comparable à une rafale de minuit, effort pour regagner le cimetière avant l’aube.
Tel est, dans ses grandes lignes, ce superstition légendaire qui a inspiré tant d’histoires étranges dans cette région de l’ombre ; et le spectre est connu dans tous les foyers rustiques sous le nom de Cavalier Sans Tête de Sleepy Hollow.

Il est remarquable que cette propension à voir des visions ne soit pas l’apanage des natifs de la vallée, mais s’imprègne inconsciemment à quiconque y réside quelque temps. Aussi éveillés fussent-ils avant leur installation, ils inhalent vite l’influence envoûtante de l’air, deviennent imaginatifs, rêvent, voient des apparitions.
J’évoque ce havre de paix avec le plus grand enthousiasme ; car c’est dans ces petits vallons hollandais discrets, nichés ici et là dans le grand État de New York, que la population, les mœurs et les coutumes restent figées, tandis que le torrent migratoire et le progrès incessant qui bouleversent d’autres régions balayent ces retraites sans y être perçus. Elles ressemblent à ces anfractuosités d’eau tranquille bordant un cours impétueux ; où paille et bulles flottent à l’ancre, ou tournent lentement dans leur port factice, indifférentes au courant pressé qui les contourne. Bien que tant d’années se soient écoulées depuis que j’ai foulé l’ombre endormie de Sleepy Hollow, je doute que j’y trouverais autre chose aujourd’hui que les mêmes arbres et les mêmes familles, prospérant dans son sein protégé.
C’est en ce coin reculé de la nature qu’habitait, il y a environ trente ans, un certain Ichabod Crane, discret personnage qui « séjournait », disait-il, à Sleepy Hollow pour instruire les enfants des environs. Originaire du Connecticut, terre qui fournit à l’Union pionniers de l’esprit autant que pour la forêt, il appartenait à cette lignée de bûcherons de l’esprit et de maîtres d’école itinérants. Son nom était d’ailleurs on ne peut plus approprié : grand, décharné, épaules étroites, bras et jambes interminables, mains pendantes, pieds pouvant servir de pelles ; tout son corps semblait n’être qu’un assemblage de bâtons mal tenu ; sa tête minuscule et plate, coiffée d’un chapeau minuscule, coiffée de deux oreilles proéminentes, de grands yeux verts et vitreux, et d’un long nez de bécasse, lui donnait l’air d’une girouette perchée sur un cou fragile pour indiquer d’où soufflait le vent. Lorsqu’il avançait, vêtu de son habit noir trop ample, gonflé et flottant, on aurait pu croire voir descendre sur terre un génie de la famine ou quelque épouvantail fugitif d’un champ de maïs.
Son école était un bas bâtiment d’une unique pièce, en rondins grossièrement assemblés ; fenêtres partiellement vitrées, partiellement bouchées de feuilles de vieux cahiers. Ingénieusement, on le fermait, pendant les heures creuses, par un simple lien torsadé sur la clenche et quelques piquets contre les volets : assez aisé d’y entrer, mais embarrassant d’en sortir… idée sans doute empruntée, par Yost Van Houten, l’architecte, au mystère d’un piège à anguilles. L’école se dressait dans un endroit solitaire mais agréable, au pied d’une colline boisée, près d’un ruisseau, et d’un imposant bouleau veillant sur l’une de ses extrémités. Les jours d’été, le bruissement des voix des élèves, roulant dans l’air lourd, ressemblait au bourdonnement d’un rucher ; parfois interrompu par le ton autoritaire du maître ou par le craquement de la birche qu’il utilisait pour ranimer quelques traînards sur le sentier fleuri du savoir. Véritable bricoleur, il croyait fermement à la maxime d’or : « Qui épargne la verge gâte l’enfant », et ses élèves n’étaient sûrement pas gâtés.

Mais loin d’être un tyran cruel, Il administra sa justice avec discernement plutôt qu’avec sévérité : l’enfant chétif frissonnant au moindre coup était épargné, tandis qu’il réservait une double ration de verges au gaillard trapu, borné et mauvais bougre, qui récalcitrait sous l’écorce. C’était, disait-il, « rendre service aux parents », et il ne manquait jamais d’expliquer, réconfortant le jeune flagellé : « Tu me remercieras un jour, jusqu’à ton dernier souffle. »
Après l’école, il se faisait le compagnon des plus grands ; les après‑midi de fête, il raccompagnait à l’heure convenue les plus jeunes, s’ils avaient de jolies sœurs ou des mères expertes aux fourneaux. L’instituteur ne roulait guère sur l’or : la pension qu’il recevait à la ferme peinait à lui assurer le minimum de subsistance, car il avait un appétit d’anaconda. Pour subvenir à ses besoins, il était logé et nourri, à tour de rôle chaque semaine, chez les fermiers dont il instruisait les enfants, ses modestes effets ficelés dans un mouchoir de coton.
Pour alléger le fardeau financier de ses hôtes, qui trouvaient le coût de l’école écrasant, il rendait de menus services : cueillir le foin, réparer les clôtures, mener paître les vaches, fendre du bois… Il abandonnait alors toute la morgue et l’autorité royale dont il usait en classe, devenait doux et complaisant, câlinait les plus petits, berçait un nourrisson des heures durant, comme un lion bonasse habitué à porter un agneau. Il se chargeait aussi de la psalmodie du village, engrangeant quelques pièces en entraînant les jeunes aux cantiques. Le dimanche, il occupait, devant la tribune de l’église, son rang de chantre, sûr d’emporter le psaume contre le pasteur. Son timbre perçait la nef, et jusqu’à un demi-mille, sur la rive opposée de l’étang du moulin, on disait reconnaître les fameux trilles du nez d’Ichabod Crane.
Entretenu « par le crochet et le bréchet », selon l’expression locale, notre digne pédagogue vivotait à son aise, et était jugé d’une existence douce par tous ceux qui ignoraient la fatigue de l’exercice intellectuel.
Dans ces campagnes, le maître d’école est un personnage important pour les femmes, jugé raffiné et accompli, second seulement au pasteur. Sa présence au thé de la ferme suscite toujours un plat supplémentaire et l’apparition d’une théière en argent. Ichabod fut donc comblé de sourires par toutes les jeunes filles du voisinage. Il s’y promenait les dimanches, entre deux offices, cueillant des raisins sur les vignes sauvages, psalmodiant les épitaphes sur les tombes, ou flânant parmi les bancs de l’étang du moulin, entouré d’un cortège de filles, tandis que les rustres plus timides restaient en retrait, verts de jalousie devant son élégance et son aisance.
Enfin, il était la « gazette ambulante » du voisinage, répandant potins et nouvelles d’un bout à l’autre du canton, ce qui faisait son entrée toujours triomphale partout. De plus, on le considérait comme un grand érudit : il avait lu plusieurs livres d’un bout à l’autre, et maîtrisait parfaitement l’"Histoire de la sorcellerie en Nouvelle-Angleterre" de Cotton Mather, auquel il croyait fermement.
C’était un étrange mélange de perspicacité et de crédulité : son appétit pour le merveilleux et sa capacité à l’absorber étaient hors normes, et l’air envoûtant de la vallée accentuait ces penchants. A la sortie des classes, il s’étendait sur la bordure herbeuse du ruisseau proche, dévorant les récits lugubres de Mather jusqu’au crépuscule, chaque bruissement de la nature "'fluttering his excited imagination" — le chant des engoulevents, le crissement prémonitoire du crapaud des bois, le hululement lugubre de la chouette, ou la soudaine agitation d’oiseaux apeurés. Les lucioles, éclatantes dans les ténèbres, le saisissaient d’effroi, tout comme un gros scarabée qui, piqué sur son chemin, le faisait gémir d’une terreur superstitieuse.
Pour calmer ses pensées, il chantonnait des psaumes ; et les gens de Sleepy Hollow, assis à leurs portes le soir, écoutaient sa mélopée nasillarde, "in linked sweetness long drawn out," résonnant dans la vallée endormie.
Autre plaisir que la lecture de récits fantastiques chez les vieilles Hollandaises, au coin du feu, pommes rôties craquant sur l’âtre : elles contaien
aient fantômes et gobelins, prés champs et ponts, maisons hantées, et surtout, du Cavalier Sans Tête, ou "Hessois Galopant de la Vallée".

Puis, il captivait ces dames avec ses anecdotes de sorcellerie, présages, phénomènes étranges de la Nouvelle-Angleterre coloniale, spéculations sur les comètes et étoiles filantes, et sur l’incroyable fait que le monde tourne absolument, nous mettant la tête à l’envers la moitié du temps !
Ce plaisir douillet était toutefois chèrement payé lors de son retour à la ferme, où chaque ombre prenait pour lui l’aspect d’un spectre, chaque éclair de lune sur la neige éveillait sa terreur ; il scrutait la moindre lueur dans le champ, guettait derrière lui une forme tapie dans l’ombre, et se laissait abuser par le souffle du vent, qu’il prenait pour l’éclair du Cavalier Sans Tête.
Tous ces frayeurs nocturnes ne sont que les terreurs de la nuit, les spectres de l’esprit qui rôdent dans l’obscurité ; et s’il avait rencontré plus d’une fois le diable sous divers aspects dans ses soliloques nocturnes, l’aube dissipait toujours ses maléfices. Il aurait vécu plaisamment malgré tout, si sa route n’avait croisé un être plus déconcertant encore que fantômes et sorcières : la femme.
Parmi les élèves de son cours de psalmodie hebdomadaire figurait Katrina Van Tassel, fille unique et radieuse d’un riche fermier hollandais. À dix-huit ans, elle était pleine de santé, joufflue comme une perdrix, aussi délicieuse qu’une pêche, et célèbre non seulement pour sa beauté mais pour sa confortable dot. Un brin coquette, elle aimait mêler anciens atours et modes nouvelles : bijoux d’or datant de son arrière-arrière-grand‑mère de Zaandam, corsage du temps jadis, et jupon très court pour dévoiler la plus jolie cheville de la région.

Le tendre cœur d’Ichabod ne pouvait résister à un tel trésor, surtout après sa visite au domaine familial. Baltus Van Tassel était un paysan jovial et prospère, heureux sans faste, avec sa ferme nichée entre Hudson et collines, sous un grand orme dont la source offrait la plus douce des eaux. Une grange immense débordait des récoltes de l’exploitation : fléaux résonnant du matin au soir, hirondelles virevoltant sous la toiture, pigeons huant sur les ardoises. Cochons grassouillets gloussant dans leurs enclos, troupeaux de canetons et d’oies glissant sur l’étang voisin, dindons gloussant joyeusement, pintades jacassant telles des commères, et coq majestueux fanfaronnant devant le portail comme un seigneur fier et guerrier.
La vue de cette opulence rural fit saliver notre enseignants : il rêvait de cochons rôtis fourrés, pigeons en tourte, oies nageant dans leur propre sauce, canards pairés en sauce aux oignons, jambons et lard fumés, dindes ficelées, sans parler des œufs et de l’argenterie… Son imagination l’emportait jusqu’au convoi de la belle Katrina, chargée de bagages, poursuivie par une nichée de marmots, en route vers le Kentucky ou le Tennessee sur une jument trottine!
Entré dans la demeure, le coup de foudre fut consommé. La ferme, de style hollandais typique, avait son porche abrité où flottaient fléaux, harnais, filets de pêche. Banchettes, rouet, baratte signalaient les multiples usages du lieu. Le vestibule montrait rangées d’étain étincelant, sac de laine à filer, tissus de lin et laine fraîchement tissés, épis de maïs et guirlandes de fruits secs, piments rouges … et dans le salon attenant, fauteuils en acajou, parasols en bronze, coraux, coquillages multicolores, œufs d’oiseau et d’autruche suspendus : trésors de porcelaine et d’argent exposés.
Dès ce moment, la paix d’Ichabod fut brisée : seule comptait la conquête du cœur de Van Tassel. Mais il dut affronter un adversaire redoutable, tout autre qu’un géant ou dragon médiéval : la jalousie d’un rival de chair et de sang.
Ce rival s’appelait Abraham « Brom » Van Brunt, dit « Brom Bones », colosse fruste à la chevelure bouclée et au rictus mi‑moqueur mi‑arrogant, redoutable cavalier, roi des courses et duverrouillage des conflits villageois d’un coup de chapeau et d’un ordre inébranlable. Plus farceur que méchant, avec un brin d’humour rustique, il menait sa bande d’écumeurs dans toute la contrée ; en hiver, coiffé d’un chapeau de fourrure au panache de renard, sa troupe passait parfois au galop, hurlant comme des cosaques, insultant les anciens dames : « Voilà Brom Bones et sa bande ! »

Brom Van Brunt avait, depuis un moment, tourné ses assiduités extérieures vers Katrina. Malgré ses bêlements abrupts, il ne semblait pas y être totalement indésirable… Quand son cheval noir apparaissait, attaché à la clôture le dimanche soir, les rivaux abandonnaient séance tenante toute prétention.
Face à ce rival, Ichabod, malgré sa souplesse et sa ténacité — il se comparait à un liane, pliable mais robuste — n’osait pas l’affronter. Il sut éviter la lutte ouverte, consciente de sa faible puissance, préférant l’approche de l’escargot sage. Brom Bones, frustré, recourut alors aux facéties de village : troubler son domaine, boucher la cheminée de son école, retourner sa salle de classe, transformant sa demeure en loge de sorcières ; et, plus vexant encore, ridiculiser Ichabod devant sa belle avec un chien initié à geindre sur un ton psalmodié, comme rival vocal.
Pour l’instituteur, ces persécutions virent une fin ironique un après‑midi d’automne. Assis sur son tabouret, puissamment armé de sa verge sceptre et de la berceuse du bouleau juste au coin de l’école, il régnait sur son petit royaume. Au moment où résonna à la porte le martèlement d’un domestique nègre sur son vieux canasson, portant l’invitation à un festin ou « quilting frolic » ce soir-là chez Mynheer Van Tassel, l’école se vida dans un tumulte joyeux. Les bancs basculèrent, les livres s’éparpillèrent, et tous bondirent hors de la salle, hâte enfantine à entamer la fête.
Ichabod consacra une demi-heure supplémentaire à dresser son habit noir élimé et à redresser sa chevelure dans le miroir fêlé du pupitre. Pour faire bonne figure devant l’héritière, il emprunta un cheval à Hans Van Ripper, son logeur de la semaine, et, ainsi monté, partit à la façon d’un chevalier errant. Le cheval, Galeta de guerre nommé Gunpowder, broutait paisiblement au box, jadis fière monture du brutal Van Ripper ; malgré son état délabré, le bonhomme était animé d’un démon intérieur, dont l’ancien maître lui avait sans doute suscité l’esprit.
Ichabod et Gunpowder formaient un duo pittoresque : étriers courts remontant les genoux sous la sangle, coudes décollés comme des sauterelles pétrifiées, manteau flottant presque jusqu’à la queue du cheval. Malgré leur allure fantasque, ils n’étaient pas près de passer inaperçus.
Le jour d’automne était splendide : ciel pur, arbres endimanchés de bruns et d’or, canards sauvages en escadrilles hautes, écureuils picorant leur noisettes, quetzals lointains perçant l’air de leur cri. Les oiseaux, gorgés de graines, battaient des ailes, gazouillaient de buisson en buisson. De nombreux étals verdirent l’horizon de maïs, citrouilles, sarrasin, présageant festins et douceurs de miel.
Ainsi nourri de visions salées et sucrées, Ichabod longea les collines surplombant la Hudson : le Tappan Zee, miroir d’eau sombre à peine ridé, reflet d’un ciel aux teintes dorées, vertes puis bleutées, rayonnait sous la lumière tamisée. Une goélette glissait, voile ballante, comme une nacelle suspendue en l’air.
Le crépuscule l’amena aux portes du manoir Van Tassel, grouillant déjà de visiteurs : fermiers au visage tanné, dames menus pieds en coques et coiffes crêpées, fillettes en calicot vif, fils en redingotes de toile, cheveux soigneusement poudrés avec gadouille d’anguille. Au premier rang, la fameuse monture Daredevil de Brom Bones, aussi indomptable que son cavalier.
Arrivé dans le « parloir d’honneur », Ichabod fut saisi par l’étalage de douceurs automnales : beignets, olykoek, crullers croquants, gâteaux au gingembre et au miel, tartes aux pommes, pêches, citrouilles, jambon, bœuf fumé, fruits confits, harengs grillés et poulets rôtis, bols de lait et crèmes épaisses, nappées de thé fumant. Mais Ichabod n’eût su rendre justice à ce festin sans s’étendre sur toute la page ! En tout cas, il s’en régala, palpitant d’ambitions de propriétaire terrien et de seigneur du maïs, imaginant son mariage, sa dot, puis sa chevauchée vers les frontières de Kentucky ou du Tennessee.
Baltus Van Tassel, rond comme la lune de moisson, recevait ses hôtes d’un geste familier : accolade sonore, œillade joviale, invitation à « se servir ».
Bientôt la musique de la salle commune retentit : un vieux nègre grisonnant, unique orchestre local, grinçait deux ou trois cordes sur son violon, inclinait la tête et tapait du pied quand un couple entamait la danse.
Ichabod, fier de ses talents de danseur, tournoyait, sautillait, chaque fibre de son corps s’agitant comme muni de ressorts ; tandis qu’un cercle de Noirs captivés contemplait, pyramidant des têtes noires et luisantes, roulant des yeux blancs d’admiration.

Après la danse, il se joignit aux anciens sur le porche, pipes à la main, bavardant de la guerre d’Indépendance : exploits de Doffue Martling et de son vieux neuf‑livres, prouesses d’un mystérieux héros paré de son épée cabossée, tous exagérant leur rôle ; puis les récits fantastiques prirent le relais : trains funèbres, lamentations au grand chêne funeste, pleurs nocturnes avant l’orage, femme en blanc hurlant dans la neige de Raven Rock, et surtout la vedette du pays — le Cavalier Sans Tête, qu’on disait lui-même monté la nuit, attelé dans le cimetière…
La veillée se dispersa au son des charrettes et galops lointains, rires de filles juchées sur pillions, lueurs de lanternes dans les champs sombres. Ichabod s’attarda pour une confidence à la belle : tout se passa mal, car il sortit bientôt—le pas lourd et le masque funèbre—sans plus regard sur les champs dorés. Il s’en alla réveiller son cheval, le frappant de coups et de coups sur les flancs, l’invectivant, l’expulsant du box, désireux de fuir toute honte familière.
La nuit était à son comble quand Ichabod, abattu, reprit le chemin du retour, longeant à nouveau les collines où il avait si gaillardement cheminé le matin. Le Tappan Zee, immense miroir noir, était figé. Dans le silence, mieux qu’un aboiement, résonnait le lointain brai du chien de garde. Par instants, le cri d’un coq endormi onirique perçait l’air. Tout paraissait mortellement désert.
Les récits entendus depuis la veille affluèrent à nouveau ; étoiles semblèrent couler au firmament; nuages masquèrent et découvrèrent le ciel. Son cœur se serra, ses mains tremblèrent. Il approchait l’arbre légendaire, un immense tulipier aux branches noueuses, sanctuaire du souvenir d’Andre, connu sous le nom de l’Arbre du Major Andre. L’arbre était vénéré et craint, entre respect pour le destin tragique de l’officier capturé et rumeurs de spectres hurlants malgré la neige.
En approchant, Ichabod siffla pour se rassurer ; un souffle rauque répondit dans le tronc; il entendit un gémissement : c’était le frottement d’une branche sèche. Passant prestement, il crut voir, dans l’ombre, un immobile géant prêt à bondir. Effrayé, il entonna un psalm chanté en staccato, mais, au détour, vira une hulotte sur une branche : son cri creusa sa terreur.
Un peu plus loin, un petit pont de rondins enjambait un ruisseau aux rives de fougères et châtaigniers couverts de sarments de vigne sauvage. La mémoire des Yeomen qui capturèrent Andre planait là, rendant ce passage nocturne un véritable supplice. À l’approche du pont, Gunpowder se cabra, l’œillade folle, refusa d’avancer, fit un pas de côté, puis plongea dans les ronces. Ichabod asséna coups de pied et de fouet, mais le cheval trépida, puis bondit sur le pont, projetant le maître en avant. Sur le pont, le maître aperçut, dans l’obscurité, la silhouette d’un cavalier massive, clopinant à côté de lui — Galopphess! un cavalier noir sur un cheval plus noir encore.
Madame, la bouche sèche, Ichabod reprit ses coups, tout prêt à céder, mais Gunpowder, possédé, démarra en trombe. Derrière eux, l’autre cavalier donnait des coups de sabots afin de ramener sa monture au galop infernal. Chevauchant par un sentier à demi effacé, les deux quadrupèdes s’élancèrent parmi buissons et rochers, étincelles et pierres volantes, tandis que le maître, allongé à l’extrême, tanguait sur la crinière de sa monture.
Bientôt, le chemin se dirigea vers le pont du cimetière de Sleepy Hollow, puis vers la pente menant à la modeste église. Le cavalier spectral, inexorable, approchait. Alors qu’Ichabod se sentait enfin en sécurité, la selle glissa, le maître bascula, se cramponna au cou du cheval. La selle heurta le sol au pied du pont, étouffant sous le sabot du spectre.
Au petit matin, on retrouva Gunpowder au portail de Van Ripper, sans selle ni bride, calmement en train de brouter. Ichabod n’apparut ni au petit-déjeuner ni au dîner. Les tracés de sabots, profonds et rapides, menèrent du pont à l’église : là, sur le bord du ruisseau sombre, on découvrit le chapeau brodé d’Ichabod et… un potiron brisé.
On fouilla le ruisseau, sans rien trouver. Van Ripper conclut que son maître avait été entraîné par le Cavalier Sans Tête. Cependant, un fermier de passage, plusieurs années plus tard, rapporta l’avoir revu vivant : il aurait fui par crainte du fantôme et de Van Ripper, puis, après avoir enseigné, étudié le droit, il aurait été admis au barreau, politisé, et nommé juge de paix. De son côté, Brom Bones n’hésitait pas à glousser dès qu’on mentionnait Ichabod et le potiron, laissant entendre qu’il en savait plus qu’il ne voulait bien dire.

Pour les vieilles femmes du pays, expertes en la matière, l’affaire était claire : Ichabod avait bel et bien été emporté par des forces surnaturelles. Le pont, objet de plus en plus de superstition, fut contourné quand on remania la route. L’école abandonnée tomba en ruines, et on disait la voir hanter Sleepy Hollow ; tandis que le grincement d’un chant languissant, ce psaume d’Ichabod, flottait encore les soirs d’été parmi les ombres d’insomnie.